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Kobé 2010

Compte-rendu du Colloque international de Kobé par Elizabeth Henderson, paysanne nord-américaine et auteure d’un ouvrage très complet sur les CSA.

kobe-2010Pour le trajet en bus d’une heure jusqu’en ville, j’ai fait équipe avec Joy Daniel, un Indien, de l’âge de mon fils, qui était lui aussi en route pour la conférence. J’avais connu le père de Joy, Alexander, par des conférences internationales sur l’agriculture biologique. Nous nous étions rencontrés dernièrement au Brésil lors d’une rencontre sur les Systèmes de garantie participatifs (SGP), une façon pour les petites fermes qui vendent en direct au public d’avoir le droit d’utiliser le label bio. Grâce à l’Institut pour le développement rural intégré (IIDR en anglais), Alexander avait organisé un SGP qui permet aux tous petits paysans indiens, souvent des femmes, de vendre aux marchés paysans sous un label bio, les libérant ainsi de la nécessité d’être forcées à vendre à des courtiers peu scrupuleux qui voyagent de village en village en sous-payant les paysans. Quand Alexander est décédé il y a quelques années, son fils est retourné en Inde pour le remplacer.

  1. Urgenci, le réseau international des partenariats locaux et solidaires producteurs consommateurs

Urgenci est un réseau international basé dans le sud de la France. L’intitulé de sa mission se lit de la manière suivante : « un rassemblement mondial de citoyens qui agissent pour une approche économique alternative, qu’on appelle les « Partenariats locaux et solidaires entre producteurs et consommateurs ». Un Comité d’administration de 8 membres qui inclut un Américain, Benjamin Shute, de la Ferme Hearty Roots, à l’Est de l’Etat de New York, gouverne Urgenci, et un jeune Français appelé Jocelyn Parot est le seul employé. Le noyau de GVOCSA (Genesee Valley Organic CSA, le CSA d’Elizabeth Henderson) a voté l’adhésion en tant que membre et a payé le montant modeste d’adhésion de 10 euros.

Le quatrième d’une série d’événements biannuels, les rassemblements d’Urgenci réunissent ensemble des paysans, des activistes, et des chercheurs engagés dans les CSA/Teikei/Reciproco/AMAP/ASC et d’autres structures coopératives qui relient des consommateurs directement aux producteurs. Durant les deux dernières années, Urgenci s’est concentré sur ses « missions », envoyant des équipes de deux, un paysan en AMAP et un consommateur militant, vers des pays d’Europe de l’Est et d’Afrique du Nord pour faire connaître les partenariats producteurs-consommateurs et pour faciliter les adaptations à chaque pays.

Un millier de personnes ou à peu près ont participé à la conférence de deux jours, et 75 sont restés pour la rencontre d’Urgenci qui a duré de 9 heures du matin à 20h00. Bien que les Japonais ont surpassé les autres nationalités, il y avait des représentants d’Angleterre, de la France, des Etats-Unis, de Corée, de Malaisie, d’Australie, d’Italie, de Lettonie, d’Autriche, de Roumanie, du Mali et du Maroc. La présence des Est-Européens et des Africains est une preuve du succès des missions d’Urgenci et des échanges internationaux.

2. Visites de fermes

Avant la Conférence, un bus nous a amenés dans les montagnes autour de Kobé pour faire la visite de fermes bio. Beaucoup des pins dans les forêts que nous avons longées semblaient mourants. Se démarquant des forêts environnantes, les villages sont des mosaïques de petits champs étagés, beaucoup d’entre eux garnis de résidus de plants de riz se dressant en rangées nettes. Les corps de ferme traditionnels avec leurs toitures en tuiles incurvées sont très robustes et très belles. Même durant la saison d’hiver, vous pouvez voir les jardins décoratifs qui les entourent. Notre premier arrêt fut le champ de plants de myrtilles, peut-être 0,4 hectare.

Le jeune couple qui cultive ces plantes nous a alors expliqué que les myrtilles fraîches ne sont pas un fruit habituel pour les marchés japonais. Le mari a appris l’agriculture biologique comme interne avec Shinji Hashimoto avant de se marier et de s’installer dans un village avec sa femme qui a accepté de travailler sur la ferme avec lui, à condition qu’ils cultivent des myrtilles. Cinq ans plus tard, les plants de myrtilles ont l’air bien alimentés et taillés avec attention. La femme nous a offert son premier lot de confitures. Un succès culinaire. Le couple fait fonctionner son propre Teikei avec 40 familles, fournissant aussi des restaurants. Toutes leurs plantations sont certifiées en agriculture biologique.

Ce soir-là, ces deux agriculteurs faisaient partie des 17 nouveaux paysans honorés au cours d’une grande soirée de dîner et d’une célébration de la nourriture biologique locale. Shinji m’a confié qu’il avait invité le maire de la ville et les autres dignitaires locaux pour prendre la parole au dîner, afin qu’ils puissent voir ces jeunes paysans et goûter à la nourriture qu’ils cultivent. Dans une région qui a perdu des paysans sans interruption et où l’âge moyen du paysan est de 70 ans, la préfecture d’Ichijima a subventionné les fermes biologiques depuis de nombreuses années, payant 50,000 Yens par hectare et par année pour des légumes, couvrant la moitié du montant de la certification et payant un salaire entier des internes qui s’engagent dans l’agriculture dans la région pour 5 ans. Les résultats ont été tangibles lors de ce somptueux dîner.

Au côté d’Eliane Joumont, une productrice de fruits en AMAP (la version française du CSA), Kirsten Glendinning, qui organise les CSA pour la Soil Association en Angleterre, et Judith Hitchman, notre interprète, j’ai passé la nuit chez Shinji. Alors que la lumière du matin se diffusait, nous avons visité la chapelle shinto,  parfaitement camouflée dans les bois près de la maison. Autour d’un petit déjeuner traditionnel de riz et de soupe au miso, la femme de Shinji nous a parlé de son travail : elle s’occupe de tout le nettoyage, toutes les préparations, et tout l’emballage, alors que Shinji et ses deux internes s’occupent de la culture. Elle et Shinji ont deux fils : le plus jeune, à 11 ans, gagne des compétitions de karaté, tandis que celui qui a 15 ans est dans un internat privé à la ville. Durant les 7 ans depuis ma visite, Shinji a été en capacité d’acheter plusieurs des petits terrains éparses qui composent sa ferme. Là où un poulailler se dressait autrefois, il y en a maintenant trois. Ensemble avec 5 autres paysans, Shinji fournit des légumes et des œufs à 400 familles.

Comme Shinji me l’a expliqué, leur Teikei a commencé en 1975 et à son pic il y a 20 ans, il comprenait 30 fermes bio et 1500 familles. Ensuite, une division grave s’est produite. Il serait passionnant de rassembler toute l’histoire. De nos jours, les cinq paysans négocient comment les cultures sont réparties entre eux et chacun fixe des objectifs pour ce qu’il doit gagner. Ils envoient la facture au groupe en fonction de ce que chacun a demandé dans les paniers, et ils paient 2-3% à un comptable mis à disposition par la coopérative agricole dont ils sont membres. Les livraisons sont effectuées par camion, les consommateurs payant le conducteur. Les membres aussi paient une adhésion, et les paysans peuvent utiliser la somme récoltée pour effectuer des prêts sans intérêts.

L’après-midi, la visite se poursuivit auprès d’un riziculteur bio et fabricant de saké. Malheureusement, ceux parmi nous qui sont intervenants à la conférence durent retourner à Kobé pour un briefing. Les organisateurs étaient nerveux, ce qui est compréhensible, par rapport à la logistique de ce rassemblement de plus de 1000 personnes, avec traduction simultanée en anglais, français et japonais. Des douzaines d’étudiants bénévoles faisaient partie du staff.

3. La conférence

Voici quelques moments phares de la conférence. Le premier jour, après l’accueil par les dignitaires des ministères national et préfectoral de l’agriculture, le Professeur Shigeru Yasuda a effectué une présentation de l’histoire de l’agriculture biologique au Japon. A présent retraité de l’Université de Kobé, Yasuda était un membre fondateur de l’Association de l’Agriculture biologique du Japon (JOAA) en 1971 et l’un des auteurs des 10 principes Teikei en 1978, basés sur les cinq années d’expérience en Teikei (vous pouvez les lire en page 269 de Sharing the Harvest). L’homme qui a inspiré et fourni le socle philosophique pour la JOAA fut Teruo Ichiraku, un organisateur de coopératives de paysans. Scandalisé en apprenant que même le lait maternel était contaminé avec des pesticides, Ichiraku a développé une critique de l’agriculture de plus en plus entrepreunariale et industrielle, et a proposé des relations directes entre les paysans et leurs clients comme antidote.

Ces citations, tirées de « l’Auto-suffisance de la région du bassin de la rivière » et de « Les Teikei seront le moteur de l’agriculture biologique », résument bien ses enseignements :

« Teikei dans son sens le plus pur est la coopération de personnes se soutenant les uns les autres dans les épreuves de la vie quotidienne et vivant grâce au produit de la ferme aussi bien pour les paysans que pour les consommateurs. Cette coopération permet d’établir l’autonomie à la fois pour les paysans et pour les consommateurs. Il est correct de dire que l’agriculture biologique et le Teikei représentent des liens entre des gens, la nature et toutes les créatures sur terre qui nourrissent les pensées pour les autres et le désir de créer une société qui chérisse un mode de vie chaleureux et cordial. De telles relations humaines ont vocation à dépasser les frontières des nations, croissant et atteignant chaque région et chaque pays autour du monde, créer une solidarité mondiale. Cela sera certainement l’élément fondateur de la paix mondiale » (d’après un livret distribué au Colloque par la JOAA, février 2010, p. 75).

Le Professeur Yasuda a poursuivi pour rappeler que les trois piliers de l’agriculture biologique sont 1. Nettoyer l’environnement ; 2. Protéger la Terre et 3. Promouvoir la santé. Il a conclu son discours en demandant à son auditoire de réfléchir sur leur propre comportement. S’ils avaient mangé du pain au petit-déjeuner, ils auraient donc enrichi les champs américains plutôt que d’avoir apporté leur soutien aux cultivateurs de riz locaux et biologiques.

La conférence fut riche en témoignages de participants du mouvement Teikei. Yoshinori Kaneko, dont la ferme est encore en train de fournir des familles avec des parts de leur récolte après 35 ans, ont parlé des 95 jeunes paysans qu’il a formés. Kaneko remplit ses tracteurs avec de l’huile végétale recyclée, et est devenu un responsable élu dans sa l’assemblée de son comté où il fait campagne pour le recyclage et le soutien à plus de fermes biologiques. Katsuo Watanabe était l’un des 18 paysans du Village Miyoshi qui a répondu à un groupe de femmes de Tokyo de « la Société pour Cultiver et Manger de la Nourriture saine », afin de former la toute première coopérative Teikei en 1974. « La nourriture, c’est la vie, pas un bien qu’on consomme », Wakashima Reiko, un membre de 20 ans de ce groupe, a donné voix à un thème qui a rencontré de l’écho tout au long des deux jours. Elle a souligné les principes de base : 1.on prend tout ce que le paysan offre, 2. Les paysans fixent les prix, 3. Les consommateurs coopèrent avec les producteurs pour la distribution. Sa conclusion éloquente fut : « Nous voulions rétablir le lien entre, d’une part, l’alimentation saine et le soutien à l’agriculture biologique et, d’autre part, la survie de l’agriculture familiale, avec la préservation de l’environnement, avec l’opposition au militarisme et à l’impérialisme, avec des demandes de justice sociale, et avec notre besoin de travailler collectivement à la création d’un futur meilleur ». Le Professeur Toshiko Masugata de Kobé a ému l’assistance jusqu’aux larmes avec ses souvenirs de la façon dont les paysans et les membres des Teikei se sont soutenus les uns les autres durant le désastre du tremblement de terre de Kobé.

La conférence a également couvert d’autres formes de solidarité « producteur-consommateur ». J’ai parlé des « CSA autour du monde », une mise à jour d’un chapitre de Sharing the Harvest : A Citizen’s Guide to CSA (Chelsea Green 2007). Les développements les plus récents incluent un premier CSA près de Pékin, et les remarquables missions d’Urgenci en Europe de l’Est et en Afrique. Andrea Calori, un professeur italien, et un organisateur des « Groupes d’achat solidaire » (GAS, c’est-à-dire des groupes d’achat fondés sur le principe de solidarité) a effectué une présentation vivante sur le local, non pas dans une dimension géographique, mais dans une façon de penser. Une approche holistique du développement durable, dans les termes de Calori, doit donner aux acteurs locaux le pouvoir, à travers des partenariats qui incluent le commerce, l’agriculture, le politique foncière, honorant entièrement l’héritage culturel d’une communauté. Depuis 1994, plus de 600 GAS ont permis des groupes de 10 à 80 familles d’acquérir en direct auprès des producteurs de la nourriture, des habits, et toute sorte de services, et ces groupes locaux ont formé des groupements régionaux et un réseau national avec des liens au secteur du commerce équitable.

Durant un panel sur les systèmes alimentaires locaux, Joy Daniel a décrit le travail de son institut dans la région d’Aurangabad, en Inde, où les petits paysans survivent avec moins d’un dollar par jour. L’IIRD a permis à plus de 10.000 femmes paysannes d’aller de l’agriculture biologique par défaut à l’utilisation consciente des méthodes biologiques de production pour les marchés paysans locaux. Au lieu d’avoir recours à une certification par un tiers, ils adoptent les systèmes de garantie participative (SGP) ; les femmes qui ont été formées à l’IIRD agissent à présent comme conseillères techniques et comme formatrices pour les autres. Du fait que la plupart d’entre eux sont illettrés, ils utilisent un engagement verbal à respecter une liste de 14 standards clairs et simples.

André Leu, un paysan australien et vice-président de la Fédération internationale des Mouvements de l’Agriculture biologique (IFOAM) a prononcé un discours excitant sur le rôle vital des petites exploitations dans la résolution de la crise alimentaire mondiale. Il a cité des études de la FAO, l’organisation des Nations unies pour l’Alimentation et l’Agriculture, qui montrent que plus d’un milliard de personnes, le sixième de l’humanité, souffrent quotidiennement de la faim dans le monde. La solution est la production et le commercialisation alimentaires biologiques sur de petites exploitations afin d’assurer la sécurité alimentaire des communautés locales. Tout comme Joy Daniel, Leu a souligné les conclusions de l’Evaluation internationale de la Connaissance, de la Science et de la technologie agricoles pour le Développement, stipulant que si nous voulons nourrir tous les habitants de la planète, nous devons accroître la biodiversité agricole, améliorer le soin des sols, de l’eau et des écosystèmes, améliorer les entreprises rurales et les opportunités du village, augmenter et consommer les produits de fermes locales et manger moins de viande. Leu a annoncé que l’IFOAM fait du SGP et du soutien aux petits producteurs leur priorité la plus haute.

4. Conclusion du Colloque et Assemblée générale du réseau

La conférence a conclu avec une « Déclaration » officielle, affirmant le rôle des Teikei et d’Urgenci dans « la protection de la petite agriculture biologique et la promotion des partenariats… où l’alimentation et les fermes soutient la communauté et les communautés soutiennent la planète. C’est la signification d’une véritable souveraineté alimentaire. Cela signifie penser global et agir local ».

Cette nuit-là, les organisateurs de la conférence nous ont invités, les intervenants et les participants internationaux, à un dîner de gala dans un restaurant luxueux au 30ème étage de l’hôtel Portopia. Comme Suzanne Wheatcraft, membre pilier du GVOCSA, dirait, «  a bit rich for my blood » (littéralement : un peu riche pour mon sang, c’est-à-dire « nous n’avons pas les mêmes valeurs »), même si je ne nierai pas avoir apprécié la nourriture et le saké abondant. La vue du port et de la ville était vraiment spectaculaire. Le Portopia fait partie de la nouvelle section de Kobé, construite sur une île artificielle dans la baie.

Le jour suivant, ce fut du boulot – la rencontre marathon du Réseau Urgenci. Etant donné que les précédents colloques, à la fois celui auxquel j’ai assisté au Portugal et le suivant en France, avaient été plombés par les conflits, entre Français et entre les Français et tous les autres, Arthur Getz avait été prié d’agir comme médiateur et facilitateur. Arthur est un Américain avec de très anciens liens avec l’agriculture biologique japonaise, et qui dirige actuellement le Plaidoyer pour le Changement politique global et les systèmes alimentaires à Heifer international. Il a conduit la rencontre avec humour et adresse, évitant ainsi une rechute dans les débats haineux et les incompréhensions culturelles qui avaient cisaillé les rencontres précédentes. Le Président du Conseil d’administration Katsu Murayama et Jocelyn Parot ont présenté le travail d’Urgenci durant les deux années précédentes et fait un point sur le budget. Les soutiens français ont permis à l’organisation de perdurer ; trouver une solution plus durable est l’un des défis qui s’annoncent. En l’honneur de son travail énergique et dévoué pour l’organisation des missions internationales, le groupe a élu Daniel Vuillon Président d’honneur.  (Avec sa femme Denise, Vuillon a fondé la première AMAP en 2001). Comme résultat des discussions du jour, Urgenci continuera d’encourager la diffusion des projets du type CSA, essaiera d’établir des réseaux régionaux et cherchera des fonds de fonctionnement auprès de chaque projet, auprès de tous ses membres et des réseaux existants comme Just Food à New York City. L’autre priorité haute consiste en des partenariats plus étroits avec l’IFOAM et la Via Campesina, l’autre réseau international de petits paysans. Les élections du Comité international ont conclu la rencontre. Afin de remplir une demande d’adhésion à Urgenci, rendez-vous sur www.urgenci.net. A cette adresse, vous pouvez également consulter les Lettres d’infos du Réseau et les rapports sur les missions d’essaimage.